“Je ne veux pas mourir pour la mode.” Brandissant sa pancarte avec calme mais détermination, cette ouvrière textile est venue, comme des milieux d’autres, protester devant ce qu’il reste du Rana Plaza.

Et pour cause, un an plus tôt, le 24 avril 2013, cet immeuble du centre de Dacca au Bangladesh qui abritait, entre autres, des ateliers textiles travaillant pour de célèbres enseignes de prêt-à-porter, s’effondrait en pleine journée, causant 1 135 morts et plus de 2000 blessés.

Un drame humain d’autant plus tragique que les jours précédents, certaines des employés avaient tiré la sonnette d’alarme, attirant l’attention de leur hiérarchie sur l’état vétuste de l’immeuble, apparemment déjà en ruine.

Mais très vite, le deuil et l’effroi laissent place au scandale et à la révolte.

Certaines ONG dénoncent alors les conditions de travail déplorables dans lesquelles des milliers de travailleurs sont contraints d’effectuer leur dur labeur, au détriment de leur sécurité, le tout pour un maigre salaire ne dépassant pas les quelque 60 euros par mois.

La fast-fashion et la grande distribution sont alors pointées du doigt - elles qui viennent profiter des failles de la mondialisation pour bénéficier d’une main d'œuvre sous-payée - par les ONG qui publient alors la liste des marques directement impliquées dans ce système d’exploitation à grande échelle.

H&M, Mango, Primark ou encore Camaïeu, Carrefour et Auchan : derrière ces noms familiers, se cache une réalité révoltante qui, mise en lumière par des documentaires et reportages diffusés au grand public, va venir bouleverser notre relation à ces boutiques dans lesquelles on fait, jusqu’à présent, notre shopping presque innocemment.

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Outre une prise de conscience généralisée des consommateurs, ce sont les pouvoirs publics qui sont appelés à agir.

La loi devoir vigilance, une révolution juridique dans le secteur de la mode

"En réalité, ce drame a permis d’accélérer un processus législatif déjà enclenché", précise d’emblée Nayla Ajaltouni, porte-parole du collectif Ethique sur l'Étiquette.

Pour rappel, en juin 2011 les Nations Unies avait déjà entériné un principe de devoir de vigilance par lequel les États Membres reconnaissent que les sociétés transnationales doivent prévenir les risques d’atteinte aux droits de l’homme et de l’environnement sur toute leurs chaîne de production, y compris auprès de leurs sous-traitants.

"Avec l’élection de François Hollande et d’une nouvelle majorité, nous avons voulu traduire dès 2012 ce principe des Nations Unies dans la loi française ", se souvient la porte-parole du collectif qui évoque au passage une volonté commune - associative et politique - de venir à bout de l’impunité dont bénéficiaient les multinationales quant aux violations documentées.

Pour la première fois au monde, on peut venir engager la responsabilité de la multinationale devant le tribunal français. - Nayla Ajaltouni

Résultat ? Cinq ans plus tard, malgré l’intense lobbying d’entreprises refusant de se voir imposer des obligations contraignantes, la loi devoir de vigilance est instaurée en France - portée par des députés comme Manon Aubry, Marie Toussaint ou encore Raphaël Glucksmann.

"Pour la première fois au monde, on peut venir engager la responsabilité de la multinationale devant le tribunal français, si elle a manqué à cette obligation de vigilance, c'est-à-dire de s'assurer que son activité ne se traduit pas, en France ou à l’étranger, par des atteintes graves aux droits fondamentaux ou à l'environnement. C’était ça, la révolution de cette loi", résume Ajaltouni.

Prévenir les violations aux droits fondamentaux sur toute la chaine de production

L’avocate Glynnis Makoundou, spécialisée en droit de la mode, rappelle que ce devoir consiste pour les sociétés à mettre en œuvre de manière effective un plan de vigilance qui inclut 5 volets : une cartographie des risques sociaux et environnementaux, des procédures d’évaluation régulière de la chaîne de valeur, des actions adaptées d’atténuation des risques ou de prévention des atteintes grave, un mécanisme d’alerte et de recueil des signalements et, pour finir, un dispositif de suivi des mesures mises en œuvre et d’évaluation de leur efficacité.

Problème ? Seules 150 entreprises de mode seraient concernées en France.

La raison ? La loi vise seulement les sociétés qui "emploient, (...), au moins 5000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français, ou au moins 10 000 salariés en son sein et dans ses filiales directes ou indirectes dont le siège social est fixé sur le territoire français ou à l'étranger."

À ce jour, on n’a pas encore utilisé cette loi pour engager la responsabilité d’une marque. - Nayla Ajaltouni 

C’est ce qui fait que de grandes enseignes comme Zara ou H&M, qui n’emploient pas le minimum d’employés requis par la loi en France, se trouvent exemptées de cette obligation légale et des éventuelles sanctions qui lui sont liées, comme sa mise en responsabilité civile et/ou pénale ou encore l’interdiction d’accéder à certains financements.

"À ce jour, on n’a pas encore utilisé cette loi pour engager la responsabilité d’une marque", précise Nayla Ajaltouni qui parle d’une loi au succès presque symbolique pour les acteurs de la mode.

Malgré tout, celle loi aura eu le mérite de déclencher une prise de conscience législative dans plusieurs pays occidentaux mais aussi au niveau de la Commission Européenne. Ce jeudi 1er juin, le Parlement européen a adopté un texte de loi au sein de la commission parlementaire "Affaires juridiques".

Intitulée la Corporate Sustainability Due Diligence (CSDD) - visant à rendre les entreprises européennes responsables de l’impact social et environnemental de leurs activités sur l’ensemble de la chaîne de production.

Un "texte de compromis", note le collectif dans un communiqué transmis à la presse, qui l’estime "bien affaibli par l’influence disproportionnée de grandes entreprises, à laquelle s’est ajoutée l’offensive des eurodéputé·e·s conservateurs soucieux de préserver les intérêts économiques privés."

Devoir de vigilance, une loi inefficace ?

10 ans après la tragédie du Rana Plaza, peu de choses ont changé du côté des pratiques de la fast fashion.

Selon l’ONG Public Eye, « le modèle d’affaires de l’industrie textile n’a quasiment pas changé » avec des enseignes de la mode rechignant à « prendre de véritables mesures sur d’importantes questions comme celles des salaires et de la répression des syndicats ».

Au lendemain de l’entrée en vigueur de la loi, des associations françaises dont le collectif Ethique sur l'Étiquette, déploraient l’insuffisance des plans présentés par les entreprises.

"Ils sont souvent incomplets et parfois même inexistants, indiquent-t-elles. Il est urgent que les entreprises se conforment à cette obligation, mais aussi que les autorités françaises rendent cette loi encore plus ambitieuse, à la hauteur des enjeux actuels", avaient dénoncé dans un communiqué commun les ONG Sherpa, Éthique sur l'Étiquette, CCFD Terre Solidaire, Amnesty International France, Amis de la Terre France et ActionAid France - Peuples Solidaires.

Il est urgent que les entreprises se conforment à cette obligation, mais aussi que les autorités françaises rendent cette loi encore plus ambitieuse, à la hauteur des enjeux actuels.

Or les jugements rendus en janvier dernier ne semblent pas aller dans ce sens, en dépit du caractère encourageant de la tenue de tels procès.

En effet, selon le juge des référés du Tribunal de Paris, le devoir de vigilance reste un principe général.

"Les entreprises sont libres de définir les moyens et les règles pour s’y conformer du moment que figurent les éléments énoncés à l’article L. 225-102-4 du Code du commerce". De quoi ouvrir la porte à une interprétation de la loi bien plus laxiste, en lieu et place d’une jurisprudence qui aurait pu venir préciser le droit au lieu de le rendre abstrait, à la faveur de multinationales toujours en quête de failles judiciaires pour mieux les détourner à leur avantage.

Reste à savoir si la phase de négociation engagée par le Parlement européen permettra d’aboutir à l’adoption de la directive CSDD.

Si tel était le cas, le devoir de vigilance serait appliqué aux entreprises européennes - ou actives sur le marché européen - les forçant à se responsabiliser quant aux dérives éthiques de l’industrie.